Comment se retrouve-t-on, à soixante ans passés, à la tête d’une entreprise qui produit et distribue du saké japonais, de la vodka de Sibérie, de l’armagnac ou du vin géorgien ? Poser cette question à Frederik Paulsen, c’est entamer une longue conversation, retracer l’histoire d’un homme et sans doute celle d’une famille. À la fin, chacun comprend que les flacons de spiritueux et toutes ces cuvées sont les jalons d’une vie bien remplie, celle d’un businessman inspiré doublé d’un aventurier philanthrope. Frederik Paulsen naît en Suède, terre protestante. "J’étais encore enfant, quand on nous a dit, à mes copains et moi-même, qu’un catholique était arrivé en ville. C’était un médecin. Nous n’avions jamais vu de catholique. Nous sommes allés voir à quoi il ressemblait, s’il avait deux jambes et deux bras comme tout le monde." (rires). Il quitte le pays à 18 ans. "À l’époque, je ne voulais surtout pas travailler dans le laboratoire pharmaceutique de mon père, avec mon père, et je rejetais le capitalisme. Quant à vivre en Suisse, c’était hors de question, car c’était pour moi un symbole d’une vie de petit-bourgeois", dit-il, installé dans la luxueuse salle de réunion de son usine, à Saint-Prex, la très chic banlieue de Lausanne.
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Paulsen compte parmi ces gens capables de dépasser leurs a priori et de s’en amuser. La France ? Non, ce n’était pas un pays digne d’intérêt. "Pour nous, les Latins ne sont pas des gens très sérieux. Mais je suis allé en voyage d’affaires à Paris avec mon père, en 1977. Nous sommes descendus au Plaza Athénée. J’ai été subjugué par la capitale. Je me suis dit que je voulais rester dans cette ville. Pourtant, avant cela, je suis allé vivre aux États-Unis, dans la banlieue de Washington, pendant quatre ans." Là-bas, il est plutôt heureux. "En partant de presque rien, j’ai monté une usine de casques antibruit et cela fonctionnait très bien."
Mais voilà, Fréderik Paulsen a quatre sœurs et un frère aîné. "Quand ce dernier a quitté l’affaire familiale car cela ne lui convenait pas, mon père n’a pas pensé une seconde à en parler à une de mes sœurs, et il s’est tourné vers moi. Il est venu me voir aux États-Unis, en 1981, en m’expliquant que j’étais la seule solution. Je lui ai dit que cela m’intéressait, mais à deux conditions : je devais détenir 100 % des actions de l’entreprise, et lui devait se retirer. Il a accepté." Le père, un médecin et scientifique qui avait fui le régime nazi, véritable humaniste, a alors 65 ans. Il quitte l’entreprise, rachète la maison de famille située sur une petite île allemande et se consacre à l’étude de l’histoire de ses ancêtres et de la langue locale. On dit cependant qu’il a continué à prodiguer ces conseils au fiston pendant quelques années.
Frederik Paulsen reprend l’affaire en 1983. Il a 33 ans. À l’époque, l’entreprise compte 120 salariés. Aujourd’hui, ils sont 10 000 à œuvrer pour Ferring Pharmaceuticals. Et puis l’homme finit par se marier et s’installe à Paris. " C’était un peu pénible pour la langue au début. Nous parlions suédois à la maison et anglais au bureau. Je ne connaissais pas un seul mot de français."
Le francophile devient vite francophone et habite pendant vingt ans dans le 5e arrondissement de Paris, boulevard Saint-Germain, " Nous avions trois enfants et nous vivions très bien, à deux pas de l’île Saint-Louis et de la Tour d’argent." Il entretient d’ailleurs de bonnes relations avec la famille Terrail, propriétaire du restaurant étoilé. " Une fois, pour les dépanner, je leur ai acheté une partie de leur cave, soit 6 000 bouteilles fabuleuses. Mais j’ai beaucoup de mal à les boire. J’en offre donc de temps en temps à des gens que j’aime bien et ils sont très contents."
Des expéditions en série
En parallèle de sa vie de businessman, Frederik Paulsen se passionne pour de multiples sujets, dont la démographie. Il a bouclé son dernier doctorat sur la démographie en Sibérie, il y a deux ans. C’est aussi un explorateur de premier plan. " Quand j’étais étudiant en Allemagne, j’allais souvent boire des bières avec un ami philologue. Et nous parlions souvent des îles Féroé, c’était notre rêve. En 1993, je l’ai appelé et je lui ai dit, "il est temps d’y aller". Nous nous sommes rendus sur place avec nos enfants. "Le début d’une longue série d’aventures, même s’il abhorre le mot "aventurier" et sa connotation fantaisiste. Pas le genre de la maison.
Survient l’effondrement du bloc soviétique. " Le territoire russe s’ouvre et j’entre en contact avec un Français qui organise des expéditions au pôle Nord. C’est le début d’une série d’expéditions. La plus importante va mobiliser 200 personnes, deux brise-glace atomiques, deux bathyscaphes, des hélicoptères. " Objectif, plonger 4 203 mètres sous le pôle Nord. Il frôle la mort, mais plante le drapeau russe dans les abysses.
Quel est le moteur de ces expéditions ? " D’abord, j’aime beaucoup les périodes de préparation. Ensuite, pendant l’expédition, nous évoluons avec un groupe d’hommes, de scientifiques, c’est très décontracté. Au final, c’est beaucoup plus intéressant que de faire grimper le chiffre d’affaires de ma firme pharmaceutique de 10 % par an. Je réalise trois ou quatre expéditions par an, avec 30 ou 40 personnes de toutes les nationalités – Dubaïotes, Sud-Africains, Australiens, Français…– et issus de tous les univers scientifiques. Il y a aussi des industriels." Plusieurs membres prennent en charge le financement, mais il semble que Frederik Paulsen en assure une large part. Il continue "même s’il est de plus en plus difficile d’obtenir des autorisations pour visiter les régions polaires, qui sont devenues très stratégiques. Avant, nous nous heurtions à des questions logistiques, maintenant ce sont des problèmes politiques."
Et l’alcool dans tout ça ? "En 2004, nous sommes allés à la recherche de défenses de mammouth en Sibérie. Nous en avons trouvé. À cette occasion, nous avons eu l’idée de faire un moulage d’une défense pour réaliser une bouteille. Nous avons aussitôt commencé à vendre le flacon. La marque de vodka sibérienne Mamont est née." Entre-temps, Frederik Paulsen est devenu consul général honoraire de Russie en Suisse.
Un jour, l’explorateur se retrouve bloqué sous une tente pendant une semaine avec un Géorgien qui lui parle longuement d’un joyau viticole de son pays : le château Mukhrani. Il va finir par faire l’acquisition des lieux, en ruine, suite à leur occupation par un groupement indépendantiste pendant la guerre. Quant au vin, il n’est pas si fameux mais l’industriel se donne les moyens de le faire évoluer. Pour distribuer vodka et vin géorgien comme bon lui semble, il achète une société de distribution à Londres, elle-même propriétaire d’un producteur de saké au Japon. Ce grand admirateur de la culture nippone ne va pas délaisser ce breuvage et il en profite pour développer l’activité de whisky et de gin japonais. Puis, "toujours en saisissant les opportunités comme elles se présentent", il investit dans une distillerie de whisky "qui devrait être une affaire rentable pour mes petits-enfants." De la même façon, il valide la proposition d’achat du schlumberger sekt, une cuvée pétillante autrichienne. En Allemagne aussi, il produit du vin. "Mon père a dessiné l’étiquette. Ensuite, nous avons fait construire le château correspondant à l’étiquette", souligne sa fille Eda. Il vend Mozart, une liqueur au chocolat. "Chaque fois, avec mes réflexes d’industriel de la pharmacie, je cherche des produits de qualité." Mais à chaque fois, il y a une belle histoire à raconter.
L’acquisition la plus spectaculaire est sans doute celle d’une des plus vieilles distilleries de vodka, construite en 1868, au pied de l’Altaï, en Sibérie. En fait, un village entier dédié à la production de vodka. Le propriétaire s’est enfui avec la caisse, laissant deux cents salariés sans revenus. Frederik Paulsen arrive sur place et paie les employés pendant plusieurs mois avant d’acheter l’usine. Le groupe Marussia Beverages, avec ses 19 marques, réalise déjà 30 millions d’euros de chiffre d’affaires en Russie où sa marque de vodka est reconnue. Elle est aussi présente dans 47 pays, distribuée en priorité aux États-Unis, en Russie, en Chine, en Allemagne, en Autriche, en Ukraine et en Géorgie. "Nous disposons d’un large portefeuille de produits, mais ce que nous proposons, ce sont avant tout des voyages, de l’évasion. Pour les vins et les spiritueux, je veux arriver jusqu’à 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires. Après, nous ferons des profits." Les projets se bousculent. Une tequila est attendue. Dans sa vie, le Docteur Paulsen a mis en place 120 sociétés différentes. "J’aime quand une société est en croissance, un peu chaotique, c’est excitant", avoue-t-il.
On ne résiste pas à la tentation de lui demander son secret pour qu’un business réussisse. "L’argent est essentiel, mais ce n’est pas le plus important. Je pense surtout qu’il y a des gens qui savent s’y prendre et que beaucoup d’autres ont des approches catastrophiques." Lui-même a connu quelques échecs. "J’avais acheté un restaurant à Paris, aux Halles. Je proposais des plats géorgiens. Cela n’a pas du tout marché. Et je ne comprends toujours pas pourquoi."
Sinon, le docteur Frederik Paulsen est en pleine forme. "Il s’est mis au sport il y a une dizaine d’années après avoir répété toute sa vie que ce n’était pas une activité d’homme. Mais à partir d’un certain âge, il s’est rendu compte qu’il pouvait être difficile d’arriver en haut du mont Blanc sans aucun entraînement", confie sa fille Eda. Pas encore trentenaire, elle vient de mettre de côté sa carrière d’avocate new-yorkaise et est appelée à reprendre les rênes de Marussia. Femme nomade – "j’ai changé 41 fois d’adresse ces dernières années" –, elle est prête à faire décoller le groupe. Avec une vision un brin différente de celle de son père, mais une détermination comparable.
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